Appel à communications
Repartant de la thèse de Carl Jaspers, selon laquelle tout être humain est co-responsable de toute injustice et de tout mal commis dans le monde, il semble pertinent de revenir sur cette question de la culpabilité en la reliant à l’idée d’appartenance à une même communauté, la communauté humaine, et à l’idée de responsabilité (responsabilité-pour-autrui, notamment), à un moment où le monde affronte une multiplicité de défis (sociaux, économiques et environnementaux).
Dans un monde où les inégalités sociales s’agrandissent à l’intérieur des États et entre les nations, où les pays deviennent chaque jour plus enfermés dans des pratiques belliqueuses, où les individus eux-mêmes sont mûs par des bouffées émotionnelles les empêchant d’analyser rationnellement et avec distance les événements, où les réseaux sociaux déploient et démultiplient les colères et les rancœurs, où les pratiques de solidarité deviennent chaque jour plus compliquées, la question de la culpabilité comme moteur (ou non) des actions sociales et éthiques devient centrale.
Lire plusAutrement dit, et pour faire simple, le monde dans lequel nous vivons se nourrit de l’exploitation de l’homme par l’homme. Esclavage, asservissement pour dettes, colonisation ont jalonné (et jalonnent encore) l’Histoire mondiale ; et les tentatives internationales de « pacifier le monde », autour de la dignité de chaque membre de la communauté humaine échouent lamentablement face aux volontés d’accaparement des uns et de domination et de pouvoir des autres, et face à tout type de préconceptions et préjugés sur l’Autre. Il semble difficile de voir en l’Autre (être humain) un même que soi, avec ses forces et ses faiblesses, qui pourrait nous permettre d’interroger et de questionner l’organisation du monde aujourd’hui qui se structure autour de différentes oppositions telles que maquiladoras versus oligarchies financières, totalitarisme versus démocratie, etc.
Dans ce contexte qui fait de l’éthique une attitude de greenwashing de comportements toujours plus égoïstes et toujours plus accapareurs, dans lesquels les termes de bienveillance, d’empathie, de compassion, etc., sont toujours plus revendiqués, la question de l’agir (et du ré-agir) se pose avec une acuité certaine…. Et non sans embarras. Comment agir face à l’exploitation de l’Autre ? Comment agir (et ré-agir) face aux injustices et inégalités sociales qui organisent le monde contemporain ? Comment agir (et ré-agir) pour ne pas accepter l’intolérable (ici visible et non visible) ? Comment agir (et ré-agir) quand le sentiment d’impuissance face à la complexité du monde prédomine ?
Si l’empathie est souvent considérée comme l’aune à laquelle nous devons étudier les engagements pour les Autres (souvent vus comme faibles, vulnérables, malades…) que cela soit au niveau de l’aide humanitaire (d’urgence ou non) ou de l’aide au développement (cf. pour exemple les organisations non gouvernementales), ne pourrions-nous pas aussi prendre comme autre hypothèse l’idée de la culpabilité : culpabilité de porter des vêtements fabriqués par des enfants et des chaussures cousues dans des conditions inhumaines, de porter des sacs en cuir teintés dans des conditions indignes, de porter des bijoux pour lesquelles l’extraction des matériaux se fait dans des conditions indignes et alimente des violences extrêmes, de manger des fraises produites et récoltées par des travailleurs sous-payés dans des conditions sanitaires discutables ; culpabilité aussi pour une Histoire, qui a bafoué la visée d’égalité entre les Nations (portée par les Lumières), dans une perspective impérialiste. Et aujourd’hui s’ajoutent à cela d’autres motifs de culpabiliser, voire faire culpabiliser : voyager, vivre dans des pays riches, polluer…
Toutefois, cette culpabilité, si tant est qu’elle soit ressentie, résulte d’une analyse des conséquences de ces actes sur Autrui. Il est une autre facette de la culpabilité, celle de la honte, qui est la marque de celui qui n’a pas ou n’a plus : culpabilité d’avoir perdu son emploi ; culpabilité de devoir demander l’aide sociale ; culpabilité de ne pas être disponible pour ses enfants ; culpabilité d’être pauvre (sentiment d’auto dépréciation) ; culpabilité de ne pas réussir ou de ne pas réaliser la carrière à la hauteur de ses ambitions initiales ; culpabilité de ne pas marcher en droite ligne des normes habituellement acceptées de la concurrence et de la réussite. Une culpabilité qui rend l’être humain vulnérable dans un monde de compétition et de réussite à tout prix. Et, dans ce registre de la honte, n’oublions pas la culpabilité d’avoir survécu là où d’autres sont morts : dans les camps de concentration et d’extermination, dans les actes de violence extrême comme les attentats terroristes, dans les catastrophes (naturelles), dans les exodes (la mer méditerranée est ainsi devenue un cimetière sans sépulture), dans les accidents, etc.
La question de la culpabilité se décline donc sous différentes facettes, et notamment le fait de se sentir coupable pour le passé sans y avoir participé d’aucune manière, ou de se sentir coupable des injustices sociales dans le monde entier. Elle rejoint donc l’énigme de la responsabilité (individuelle et/ou collective).
Tout simplement parce que, au cœur de l’action (que ce soit de choisir de porter un vêtement fabriqué dans des conditions d’esclavagisation ou de voyager pour une fin de semaine en avion), se pose la question de la responsabilité de chaque membre de la société, et la capacité de chaque membre de la société à embrasser l’entier d’un problème (social, culturel, environnemental, économique). Autrement dit, la question de la culpabilité pose (et repose sans cesse) la question de nos paresses, de nos lâchetés, de « nos petites compromissions, inflexions et résignations qui irriguent nos échanges et nos interactions » (Marylin Maeso) créant un terreau fertile pour qu’advienne le pire. Le monde contemporain semble bien marqué, en ce qu’il en est de l’Occident, par un effondrement des codes éthiques (au niveau des individus) et moraux (au niveau de la société) : l’invective a remplacé le dialogue respectueux et digne, le dogme a remplacé le rationalisme critique, et finalement l’indifférence, voire un abandon, éthique, plus facile quand l’Autre est loin, quand l’Autre n’appartient pas au même cercle social, culturel et/ou ethnique, règne en maître des comportements.
La question de la culpabilité dans sa version morale et / ou éthique ouvre donc un champ de questionnements que nous aimerions aborder lors de ce deuxième colloque, réservant la partie juridique à la troisième partie de notre triptyque, autour de trois grands axes : 1/ l’injustice sociale à l’épreuve de la culpabilité, 2/ l’aide humanitaire / l’aide au développement à l’épreuve de la culpabilité, et 3/ l’inaction à l’épreuve de la culpabilité. A priori ces trois axes peuvent apparaître loin et même très loin des origines de notre questionnement, à savoir, la réflexion sur les génocides et crimes contre l’humanité. Toutefois, nous avons fait le choix d’élargir la question de la culpabilité, en positionnant notre interrogation aussi sur des soubassements qui sont autant de pistes de réflexion sur les points d’opposition à la possible répétition d’événements particulièrement atroces.
Probablement que l’une des causes qui mènent aux génocides se retrouvent-elles non seulement dans les injustices sociales et autres pratiques de discrimination avec intensification de la dévalorisation des personnes visées, mais aussi dans l’indifférence face à ces pratiques. Il est urgent de noter que les génocides et crimes contre l’humanité ne commencent pas avec les pratiques d’extermination mais « avec des actes de discrimination, de discours haineux, d’incitation à la violence et de déshumanisation de l’"autre" », rappelait ainsi le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, en novembre 2019 (https://news.un.org/fr/story/2019/12/1057851). En réfléchissant sur les enjeux de la culpabilité (versus l’absence de culpabilité) dans toutes les situations où l’Autre se retrouve en position de grande vulnérabilité et de négation de sa dignité, nous faisons le pari d’une réflexion utile dans laquelle l’humanité retrouve toute sa force. De ce fait, les trois axes proposés s’inscrivent dans une réflexion plus globale qui place l’humain et la responsabilité-pour-cet-humain, de quelques caractéristiques particulières soit-il, au cœur de ce colloque.