Argumentaire général

Depuis quelques années, mes collègues, Catalina Sagarra (Trent University) et Muriel Paradelle (Université d’Ottawa) et moi-même, nous nous retrouvons régulièrement autour de la thématique des génocides et des crimes contre l’humanité. Aussi avons-nous décidé d’organiser un colloque en trois temps (un dans chaque université) autour de la question de La culpabilité : une notion aujourd’hui bafouée ?, avec l’idée que chacune d’entre nous organisait un colloque particulier dans son université. En mai 2022, un premier colloque s'est tenu à Trent University. Cette année, le deuxième colloque sous le titre (In-)action et culpabilité a lieu à Fribourg. En 2024, la troisième partie sera organisée à Ottawa. Vous trouverez ci-après l’argumentaire général qui nous a réunies et qui chapeaute les trois colloques.

 

"Responsable mais pas coupable !" [1] La formule de Georgina Dufoix a fait fureur en son temps,
(re-)posant la question de la distinction entre culpabilité et responsabilité. Elle évoque en quelque sorte un des enjeux majeurs de la responsabilité : se penser l’auteur des actes posés et de leurs conséquences peut-il, sans dommage, être dissocié de la perception de sa propre culpabilité, à l’égard ici des personnes victimes ? Le cas pré-cité pose la question de la reconnaissance de la faute, indépendamment de tout rapport à la responsabilité. En effet, n’ayant à ses yeux commis aucune faute légale, Georgina Dufoix accepte de se sentir l’auteur d’actes posés mais n’en assume, en quelque sorte, aucune des conséquences puisqu’elle les juge non répréhensibles. Un acte sans faute, en quelque sorte, alors même que des victimes de l’acte, il y a.

La formule repose donc la question du lien entre responsabilité et culpabilité. Si se dire responsable signifie bien accepter de se reconnaître comme l’auteur des actes posés, c’est-à-dire accepter d’être imputable des actes et de leurs conséquences, cela signifie donc aussi accepter la faute commise. Alors pourquoi cette revendication de responsabilité et de non-culpabilité (du point de vue juridique) ? Pouvons-nous, à la fois et sans dommage, nous reconnaître responsable d’actes (et de leurs conséquences) et ne pas en assumer la faute, donc ne pas nous reconnaître coupable ? N’est-ce pas en quelque sorte dénaturer l’idée même de responsabilité qui présuppose que l’acte posé (et ses conséquences) puisse être imputé à son auteur ? Ou n’est-ce pas donner une place démesurée à l’idée d’imprévisibilité des conséquences d’un acte, et donc à l’impossibilité, voire à l’incapacité, des acteurs à réfléchir en termes de conséquences ? N’y a-t-il pas, derrière cette idée, une esquive aussi facile qu’éhontée et irrespectueuse pour les victimes, qui pourrait vite métamorphoser l’idée même de responsabilité en l’exonérant de toutes conséquences fâcheuses ? N’y a-t-il pas danger quand la faute se trouve atténuée, voire annihilée, au nom de l’enchevêtrement des responsabilités, de la complexité des systèmes décisionnels, de l’impossible action, ou pire encore, au nom d’une idéologie [2] ?

Notre intention ici n’est pas de questionner le lien entre responsabilité et culpabilité, mais de s’arrêter sur cette dernière. À l’échelle des violences extrêmes (comme les crimes contre l’humanité), l’enjeu est énorme ; il en va du respect de la condition humaine, de la restauration de la paix sociale et de la "reconstruction" des victimes (tant au niveau psychique, physique que symbolique). À l’échelle des procès socio-politiques et/ou de la mal-gouvernance (comme celui de Georgina Dufoix), et donc de ce jeu, entre responsabilité mais non-culpabilité, il en va de la crédibilité de la justice ainsi que l’écrivait Jean de La Fontaine en son temps : "Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir." [3]. À l’échelle de l’impossible action, il en va aussi des inégalités sociales et de leur légitimité, l’impossible action justifiant ni plus ni moins le maintien de milliers de personnes dans le monde dans des conditions d’inexistence indignes.

Notre perspective vise à construire une lecture de la culpabilité en trois temps, trois moments reprenant les trois grands axes d’interpellation de cette notion. Un premier moment socio-historique vise à relier culpabilité et violence extrême, dans un effort de compréhension de ces passages à l’acte dans lequel l’Autre devient coupable d’être né, et dans lequel la communauté internationale tend à détourner les yeux (Trent University, mai 2022). Un deuxième moment tentera de déployer la culpabilité au regard de son ancrage juridique, avec comme nœud d’interpellation la vertu politique et symbolique du jugement. Le dernier moment, fort des enseignements des deux premiers, élargira la réflexion dans une vision plus sociologique et plus éthique. Elle reprendra la notion de culpabilité en la centrant justement sur cette idée d’une culpabilité "métaphysique" qui nous rend responsable face "à toute injustice et tout mal commis dans le monde" (Carl Jaspers).

 

[1]. Pour rappel, la célèbre formule "responsable mais pas coupable" fut prononcée par Georgina Dufoix, lors du procès des responsables gouvernementaux relativement à la problématique du sang contaminé en France, et au retard dans la mise en application d’une politique de santé publique visant à protéger les personnes nécessitant des transfusions sanguines de tout risque de contamination, Georgina Dufoix était alors ministre des affaires sociales et de la solidarité nationale. Rappelons-nous, dans la même veine, le procès, toujours en France en 2016, relatif au contentieux entre Bernard Tapie et la Banque Le Crédit lyonnais et mettant en cause la Ministre de l’économie et des Finances au moment des faits, un procès qui se conclut par une condamnation pour négligence, avec dispense de peine, au nom de la réputation nationale et internationale de l’ex-Ministre, devenue Directrice du Fonds monétaire international (FMI), une des institutions les plus puissantes du monde.

[2]. Paul Ricœur, dans un plaidoyer célèbre, disculpera Georgina Dufoix de toute faute au nom justement de la difficile gouvernance (ou plus précisément des rapports complexes entre ministre et conseillers), de la difficile appréciation de l’état du savoir relativement au sang contaminé, etc. Paul Ricœur, "Citation à témoin : la malgouvernance" in Paul Ricœur, Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001.

[3]. Jean de La Fontaine, "Les Animaux malades de la peste" in Jean de La Fontaine, Les Fables, Livre VII, 1678, [En ligne], URL : http://www.lesfables.fr/livre-7/les-animaux-malades-de-la-peste